J13 - Les pages terribles de l'Histoire

10h30, heure à laquelle nous montons dans un tuk tuk. Nous avons la chance de pouvoir choisir notre destination du jour, contrairement à ceux qui nous ont précédé le long de la route, entre 1975 et 1979, et qui ont été amenés de force dans ce lieu où personne ne souhaitait aller. Un lieu maudit de l'Histoire. Nous nous dirigeons pourtant vers une ancienne école. Lors de la "libération démocratique" de 1975 ("Kampuchea Democratic"), des déportations massives à travers tout le pays ont été organisées pour vider les villes de leurs habitants, et les faire retourner travailler dans les campagnes, dans des conditions proches de l'esclavage. C'est à ce moment que cet ancien bâtiment scolaire a été reconverti. L'endroit est connu sous le nom de S21 ("Security Office 21", aujourd'hui devenu le "Tuol Sleng Genocide museum"). C'est un témoignage bouleversant des atrocitées commises par les khmers rouges, en tant que centre principal de torture utilisé par le régime. Sur ordre de Pol Pot, le 17 avril 1975, le S21 vit le jour comme centre de détention, d'interrogation, de tortures et de meurtre.


Nous entrons dans l'édifice, 15 minutes après, en passant par le portail de l'école, et arrivons dans la cour de celle-ci. Les murs, 600 par 400 mètres, qui l'entourent sont surmontés de barbelés. Nous voyons trois des quatre bâtiments, dont les salles de classe ont été à l'époque transformées en cellules individuelles, communes et en salles de torture. Nous découvrons également 14 tombes blanches, au milieu de la cour, abritant les corps des 14 dernières victimes de la folie des hommes, décédées quelques heures avant la fuite des derniers bourreaux, au moment où l'intervention vietnamienne pénétrait dans la capitale, les trouvant sur leur lit de torture, le 7 janvier 1979, sans pouvoir les identifier suite aux sévisses reçus. L'un d'entre eux était une femme. Sur notre gauche, le bâtiment A, haut de quatre étages, dont les pièces - contenant seulement un lit de fer, et des chaines permettant d'attacher le prisonnier au lit - servaient à toutes sortes d'horreur. Ce premier bâtiment fût utilisé pour détenir des cadres accusés de mener une révolte contre la révolution en cours. A l'époque, on pouvait se faire arrêter pour n'importe quoi, pour n'importe quel soupçon, avéré ou inventé. Un regard de travers et c'en était parfois fini. Si une personne était arrêtée, toute sa famille l'était alors, accusée de complicité. Comme les 10 000 prisonniers détenus au total pendant quatre ans, et les 20 000 enfants tués parallèlement, ils étaient torturés, attachés sur un lit sans sommier, de 8h à midi, puis de 14h à 18h (et un jour ou l'autre, conduits, yeux bandés et mains liés, dans un champs à 15km à l'extérieur de la ville pour être tués et puis entassés... le fameux camps d'extermination de Choeung Ek, ou "Killing fields"). 7 survivants sont ressortis d'ici, grâce à leur talent de photographe (pour répertorier chaque détenu par exemple), ou de peintre. Ainsi, l'un d'entre eux, lors d'un interrogatoire, a dit qu'il savait dessiner, et a été mis à l'épreuve avec 10 autres personnes, en devant dessiner un portrait de Pol Pot (on imagine la peur terrifiante qu'il a du ressentir). Son talent lui a donné la victoire, a amélioré un peu sa situation quotidienne, et lui a au bout du compte sauvé la vie. Mais qui a-t-il remplacé, et combien n'ont pas eu la chance de connaitre l'arrivée de l'armée vietnamienne pour les libérer ? Combien de bourreaux eux-mêmes ont pris la place de ceux qu'ils torturaient ? Les salles que nous traversons sont vides, mis à part la structure en acier du lit, des chaînes, une boite (renfermant l'origine des cartouches de fusils mitrailleurs, et dont la fonction a été détournée pour accueillir on ne sait quoi), et au mur, une photographie en noir et blanc d'un prisonnier après une séance de torture. Difficile de dire s'il est mort ou vivant. Aux étages, d'autres salles identiques, avec parfois des traces de sang, indélébiles, sur les carreaux par terre, ou d'autres ayant servis de dortoirs pour des dizaines de prisonniers entassés ensemble, attendant chacun leur tour d'être interrogés, encore et encore. En ressortant de l'autre côté du bâtiment, dans la cour, une arche en bois, servant auparavant aux écoliers pour les exercices de gymnastique (pour monter à la corde par exemple), reconvertie en instrument de torture : les prisonniers étaient attachés par les pieds et les mains ensemble dans le dos, la tête en bas. Des mouvement de va-et-vients étaient répétés jusqu'à la perte de connaissance, pour ensuite plonger leur tête dans des jarres remplies d'excréments et d'eau polluée, afin de les faire revenir à eux, et de reprendre la séance. Derrière, le bâtiment B a été transformé en cellules individuelles de détention, de 2m par 0,8, en brique au premier étage, en bois au second. Les autres étages sont devenus des cellules communes. On imagine l'atmosphère, le silence qui devait y régner, entrecoupé par les hurlements venant des autres salles. La façade du bâtiment est recouverte de fils barbelés, comme si un filet de pêche avait été tendu tout le long ; l'idée était de prévenir les sauts dans le vide, et les tentatives de suicide des prisoniers. L'office était dirigé par "Duch", ancien professeur de mathématiques, et ayant voulu progresser dans les sphères du pouvoir rouge. Il reportait tout ce qu'il se passait au Ministère de la Défense d'alors. Deux autres camps, situés autre part dans la ville, subvenaient aux questions alimentaires et fournissaient les produits agricoles au S21, où les prisonniers politiques séjournaient en général 6 ou 7 mois.


Dans plusieurs salles, transformées aujourd'hui en salles d'exposition, nous regardons des tableaux entiers de visages. Autrement dit, les photographies prises à chaque arrivée d'un nouveau détenu, avec leur numéro d'immatriculation. En effet, les khmers rouges tenaient des registres précis des faits qu'ils commettaient. Chaque prisonnier qui arrivait, était photographié, parfois avant et après leurs séances de torture. Leur regard est dur. Certains sont des enfants. La chaise ayant servi pour ces photos, disposant d'un mécanisme permettant de maintenir la tête du sujet, est visible, à côté d'affaires de tortionnaires comme de prisonniers. Sont exposés aussi les papiers de plusieurs étrangers, dont un américain, un français (de Montpellier), et un australien, emprisonnés ici avant d'être assassinés. Le français est arrivé au Cambodge après le divorce de ses parents, et a suivi son père natif du pays. Il a vécu aux crochets de ce dernier plusieurs années, avant la Révolution Démocratique. Ils ont été explusés, comme tous les habitants, dans les campagnes, puis, un jour, ont dû faire leur valise pour rentrer en France. Ils sont ainsi montés dans un camion, rempli d'Indiens. Le camion ne s'est arrêté qu'une seule fois....devant la porte du S21. Dans un autre registre, des peintures reproduisent ce qui était fait aux bébés. Elles parlent d'elles-mêmes (visibles dans la galerie ci-dessous). Cela nous fait bizarre - bien que rien ici ne soit très violent visuellement - car ces enfants ou bébés sont de notre génération. Autrement dit, ce traumatisme de l'Histoire humaine s'est déroulé pendant les années où nous sommes nés. Et en dehors de ce lieu, c'est 2 millions de personnes qui sont mortes par la folie du régime khmer rouge. Tout ça quelques années après être juste sorti du conflit vietnamien. Nous lisons des témoignages d'anciens employés, et des 7 survivants. Un traumatisme supplémentaire pour ce peuple vient du fait que les corps des victimes n'aient pas été brûlés, comme le veut la tradition boudhiste, empêchant du coup les âmes des défunts de poursuivre leur chemin vers la réincarnation. Le troisième bâtiment est évidemment dans le même esprit. Une salle contient un stupa, à côté d'armoires remplis de crânes, certains ayant un trou clairement visible sur la partie supérieure. On devine pourquoi. De grands panneaux affichent en outre des portraits de hauts responsables du régime (la belle-soeur de Pol Pot par exemple), et décrivent l'investigation toujours en cours pour rendre justice. La plupart d'entre eux ont été arrêtés seulement en 2007, et sont toujours dans l'attente de leur jugement. Certains sont défendus par Maître Jacques Vergès. Les définitions de crimes contre l'humanité, de génocide, et de crimes de guerres, dont ils sont accusés, sont affichées à côté.


Pour Audrey, l'aspect banal de l'école - simplicité des bâtiments scolaires, pelouse sur laquelle les enfants jouaient au ballon - rend le lieu d'autant plus épouvantable. La comparaison avec un autre lieu effroyable de l'Histoire qu'elle a visité, Dachau, lui vient immédiatement à l'esprit. L'Histoire nous montre dans tous les cas que bien des choses peuvent se répéter, avec souvent les mêmes intentions politiques et idéologiques, teintées par la volonté d'imposer une vision du monde, de ce qui est bien et ne l'est pas, d'un conformisme égalitaire malsain et dangeureux, d'un nivellement intellectuel qu'il n'est pas possible de contester, ni d'en échapper, sous pretexte de vouloir imposer une vision du monde et de l'homme totalement utopique, servant principalement les intêrets d'une minorité bien placée, où la suspicion est de rigueur, et l'arbitraire est roi. Tentative dramatique de vouloir faire disparaître le mot "liberté", au nom de la collectivité, et par l'usage de la force. Parallèlement, la fin de ce camps de détention est le témoignage, espérons-le utile, qu'il n'est pas possible de forcer les choses, et que cette Révolution Démocratique, comme la plupart ayant vocation à "libérer" un pays ou un peuple, n'avait pas les ressorts nécessaires pour convaincre, perdurer et trouver un souffle qui aurait permis à tous ses partisans de croire encore à la justesse de leurs convictions. Ces aberrations politiques et idéologiques ne tiennent pas sur le long terme (sauf en Corée du Nord ?). 


Après ces deux heures de visite, nous changeons complètement d'atmosphère, et reprenons un tuk tuk juste à côté, pour nous rendre au Palais Impérial, notre deuxième visite de la journée. Le trajet pour y aller permet de revenir un peu au monde qui nous entoure. Nous passons à côté du monument de l'Indépendance (1953), réplique d'une tour d'Angkor Wat. L'ouverture du Palais est à 14h. Nous sommes donc un peu en avance, en arrivant vers 13h30. La rue longeant la porte d'entrée est longue, large, et interdite aux voitures. Nous marchons donc sur la chaussée, en plein soleil de la mi-journée, vers celle bordant le fleuve, pour boire un jus de fruit frais ou un Sprite en attendant, tranquillement. Quelques instants plus tard, nous voilà à re-traverser la grande étendue d'herbe de tout-à-l'heure, puis arriver devant le ticket office pour prendre nos billets. Audrey a pris quelques affaires pour éviter d'être interdite d'accès au cas où ses épaules nues ne soient pas admises ici. Bien vu, car cela sert. Il y a dejà pas mal de monde, mais le Palais est très grand, bien qu'une partie soit fermée au public. Nous commençons par aller sur notre gauche, et rejoindre la Pagode d'Argent, juste à côté. Elle doit son nom aux 5000 dalles d'argent couvrant le sol, pesant 1kg chacune. Le bâtiment est vaste, et abrite un buddha en jade (bien qu'appelé buddha d'émeraude), un autre grandeur nature, en or, et recouvert de presque 10 000 diamants (certains étant d'ailleurs très gros, et l'un d'entre eux faisant 25 carats), d'autres figurines en or, des coffres, et un palenquin. A quelques mètres, un stupa miniature protège une relique de Buddha, provenant du Sri Lanka. Chose agréable, l'édifice est entouré de fleurs et de plantes, dans des vasques posés sur le sol, formant une sorte de jardin du plus bel effet. Nous faisons le tour, visitons quelques annexes (dont une renfermant une empreinte du pied de Buddha... elle fait 4 mètres de long !), et rejoignons parfois des intérieurs - où sont exposés des bijoux, armes ou trônes royaux - simplement pour profiter de la climatisation et sécher un peu. Nous continuons en prenant notre temps, et revenons vers le Palais. En passant, une maquette d'Angkor Wat se trouve là, en pierre, longue de 5 ou 6 mètres, entourée d'un bassin rempli de poissons. Le Palais en lui-même est composé de plusieurs bâtiments. Nous rentrons dans le principal, afin de voir la salle du trône, que nous ne pouvons pas photographier. Construite en 1919, la plupart des ornements ont été détruits par les khmers Rouges. En périphérie des autres, dans le jardin, une maison de fer, en ce moment en cours de rénovation, fut offerte au roi par Napolénon III. Les édifices sont beaux, majestueux, dorés, entourés de pelouse verte. Le bleu du ciel vient compléter ce tableau coloré. Par contre, il fait chaud, le soleil tape pas mal, nous sommes un peu pressés de rentrer, même si Audrey a envie de tout voir. Pensant que le bâtiment du fond est accessible, nous prenons sa direction, mais sommes arrêtés rapidement, car ce sont les appartements royaux. Nous ressortons du complexe, et profitons d'être dans le coin pour aller faire le tour de Wat Botum, un stupa pas très loin, où vivent des moines. Il renfermerait un sourcil de Buddha, que nous ne pouvons voir. Nous ne restons pas très longtemps. Nous remarquons quand même le petit cimetière à côté, dont les tombes ont la forme de certains temples (ou monuments religieux) que nous avions vus à Bangkok (des sortes de pyramides étirées, pointant vers le ciel).


Nous rentrons vers 16h30 à la guesthouse. Après cette journée bien remplie et la chaleur, une baignade s'impose dans la piscine. Nous restons au bord jusqu'à ce que notre estomac nous rappelle à l'ordre, une bonne heure plus tard. Envie soudaine de viande, et recherche de l'endroit le plus approprié. Nous pensons avoir trouvé la perle rare quand, au moment de partir, nous nous rendons compte que le restaurant est fermé le lundi. Tant pis, nous n'aurons pas de viande rouge ce soir. Du coup, nous nous rabattons sur le Top choice du Loney Planet, c'est-à-dire le restaurant FCC, situé sur la principale rue animée, juste en face du fleuve. Son couloir est parsemé de photographies en noir et blanc du conflit vietnamien. Nous y mangeons correctement (mexicain et italien), sur la terrasse en haut (nous avons pris l'huile essentielle à la citronelle, pour nous protéger des moustiques), puis nous promenons le long de la berge, qui ressemble un peu à celle de la Croisette (en tous cas de nuit). Nous croisons des adolescents en train de jouer au ballon, des personnes faisant de l'exercise sur les barres en métal disposées dehors, et sur toutes sortes d'appareil que nous essaierons un autre jour, ainsi qu'un cours de danse regroupant une dizaine d'enfants apprenant le rock. Audrey va les voir et danse quelques minutes avec une petite fille, ravie et souriante, comme les autres enfants autour. Nous continuons à marcher une demi-heure, et retournons dans nos quartiers en tuk-tuk, faute d'avoir trouvé une moto-taxi.

 

 

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Commentaires: 3
  • #1

    christiane (vendredi, 22 février 2013 10:29)

    choquée! je suis choquée devant tant de barbarie!
    en effet comme devant dachau on peut se demander ou sont ils maintenant tous ces torsionnaires? ET Dieu existe t il?
    a MON NIVEAU je ne peux que me dire que je suis chanceuse avec ma vie avec ses petits soucis

  • #2

    pascaline (vendredi, 22 février 2013 21:53)

    ça fait froid dans le dos de découvrir les photos et vidéos de tant d'horreurs !

  • #3

    Sophie (lundi, 10 août 2020 21:49)

    Bon un peu de légèreté après ces images terrifiantes....J’aurais bien aimé voir Audrey danser le rock moi !